Ma pensée contrapuntique et mes espaces synchroniques à (n) dimensions
Ce qui est passionnant dans un travail de peinture et de dessin, ce sont les foisonnements de questions que ces pratiques dévoilent. Grâce à ces deux médiums, un prisme de lecture s’est ouvert à moi au fil des années à cheval entre l’art, la philosophie, la psychanalyse, l’exégèse des trois monothéismes et leurs rapports différents à l’image et à la parole, l’extimité du politique et les questions que ces aspects soulèvent sur la grande scène de l’Histoire.
Deux questions sont ainsi venues scander mon travail d’atelier : d’une part penser l’homme et la folie et son humanité, que je nomme les 3 H, (Humus, Humanité, Humilité) et d’autre part l’articulation et le vis-à-vis entre la pensée occidentale et sa métaphysique, et les sagesses orientales.
J’écoute les Variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach jouée par Glenn Gould, elles sont d’une richesse extraordinaire de formes, d’harmonies, de rythmes, d’expression et de raffinement, l’ensemble basé sur une technique contrapuntique inégalable. On a souvent admis la peinture comme un art de l’espace et la musique comme un art du temps, donnant ainsi aux deux disciplines respectives et aux notions d’espace et de temps un caractère antinomique. Si cette dichotomie fut longtemps acceptée, elle est dans mon travail loin d’être opposée, et en réalité intriquée et conjointement élaborée et convoquée. De cette pratique résulte une polyphonie complexe à (n) synchronicités et dimensions que j’ai glanée, tissée, traversée au fil des années. Les événements synchronistiques reposent sur la simultanéité de deux états psychiques différents, raison pour laquelle l’espace synchronistique correspond peut être à un état d’être non duel.
Le mot synchronicité est formé à partir de deux termes grecs. « Syn », veut dire ensemble, c’est le même préfixe que l’on trouve dans sym-pathie, l’idée implicite étant que cela se tient ensemble. La sympathie indique que le pathos de l’autre est en fait non séparable du mien : je peux éprouver ce qu’un autre éprouve, sentir la tristesse ou la joie qui l’accompagnent . « Chroni » renvoie à Chronos, le Temps. Ce qui donne donc : « qui se produit en même temps ».
Au fil du temps une métaphysique géométrique à travers les âges et jusqu’à aujourd’hui s’est ouverte : triangle, carré, cercle, ellipse, cône, figure topologique, fractale, spirale, angles, perpendiculaires, tangentes, hélices , oves, arcs rampants, paraboles, arcs variés, quadrature du cercle, vortex etc. Une géométrie que scande discrètement l’histoire de l’art et la pensée.Grâce à ces courbes usuelles, j’ai ouvert des espaces synchronistiques à (n) dimensions non visibles illocalisables sur les tableaux et dessins.
Ouvert dans le sens de vide, vacuité, ou encore de vacance, sans pour autant s’appuyer sur le sens carentiel du terme mais sur ce qui sied avant toute détermination, ce que transcrit la forme du trou (“0”) dans le système de numération indo-arabe. Au, XXIe siècle, toutes sortes de vides cohabitent houleusement et il m’est apparu que la vie du vide est contre toute attente une vie dense. Dans le vide donc je coupe avec un exacto, peins, dessine avec le vide et son énergie potentielle. L’exacto est un petit couteau muni d’une lame interchangeable, à pointe très aiguë, et dont on se sert pour le découpage de matériaux fins qui exige une grande précision, proche du scalpel. Je dessine l’ossature géométrique des tableaux et des dessins. L’inscription est à la foi lapidaire, comme une formule peut l’être, mais également comme l’incision d’un tailleur de pierre, d’une concision parfois brutale et expressive, foisonnante et silencieuse. Une opération chirurgicale de peinture.
Préparer un tableau et un dessin c’est me faire vacuole pour tendre le silence à l’intérieur de soi. Cette préparation à la fois physique et intellectuelle va déterminer la taille de mon format. Une vision de couleur va apparaître. La perception de cette couleur, un jaune mat par exemple, qui sera appliqué au rouleau. Je multiplie jusqu’à 3 fois cette opération : tendre la couleur comme on tend une peau de tambour ou un tympan. Cette préparation permet d’entrer en synchronie avec la couleur : entendre, voir, sentir, ressentir sa vibration, son poids, sa potentialité infinie dans un espace fini. Cette couleur va simultanément devenir le sol et la chair du tableau sur lequel je vais m’appuyer pour en composer sa musicalité et son ossature, comme si je plongeais et m’appuyais dans/sur la couleur sans opposer concept et intellect, ce que j’appelle une instase picturale.
Certaines circonstances sont propices à l’émergence de synchronicités : les états mystiques, ou modifiés de conscience, les liens affectifs et empathiques très étroits, les situations traumatiques, les maladies graves, les difficultés sociales et familiales, les troubles psychiques, la recherche spirituelle, les créations artistiques, les découvertes scientifiques, les présages, les morts imminentes, la médiation, la prière, l’amour, la sexualité.
La couleur va faire advenir un nouveau champ de perception. Sensation, souvenir, pensée, question d’actualité, lecture, œuvre de mes contemporains selon le contexte de l’époque. Ce matériel hors champ du tableau va me mettre au travail et à la disposition de ce va-et-vient au gré de mes inspirations et de mon ignorance pour que le tableau m’enseigne quelque chose et favorise à proprement parler un moment de création, de jaillissement : une épiphanie. Je travaille donc par association libre les synchronicités, une relation entre deux ou “n” événements qui ne relève pas uniquement d’une association causale, mais d’une association par le sens. Les associations vont se transmuter comme un travail d’alchimiste. J’essaye d’articuler l’intelligence de mes mains, de ma vision et de mon écoute au service de la création et d’ouvrir des espaces polyphoniques et synchronistiques à (n) dimensions où il est possible de déployer et de défaire les auto-illusions, les peurs et les espoirs cachés et de faire tenir ensemble l’homme, sa vulnérabilité et son humanité, et d’introduire de la lumière dans le chaos du monde afin que celui-ci devienne dans l’après-coup du tableau une connaissance imageante, dont le prisme coloré de la lumière est le guide.
Une hypothèse picturale sur ce qu’est la vision : qu’est-ce que voir à l’intérieur de soi et à l’extérieur de soi et qu’est-ce que cela implique, puisque un peintre montre et traduit bien souvent ce qui ne peut se dire : l’inimaginable, l’innommable et l’ impartageable.